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Pour les 10 ans des Éditions Hartpon, nous avons eu envie de proposer un petit état des lieux personnel de l’édition d’art indépendante. À tous nos amis, partenaires, artistes, collaborateurs & rêveurs associés…
« En avril 2021, cela fera 10 ans que je fais officiellement des livres, au sein de ma petite maison d’édition indépendante de livres d’art : les Éditions Hartpon. Si cette date anniversaire est une bonne occasion de constater que la « passion » reste intacte, je me dis qu’elle pourrait l’être également pour faire un premier bilan de ma manière de considérer cette « profession », aujourd’hui.
Au sortir de mes années de formation universitaire, en 2008, mes professeurs m’avaient pourtant prévenue des fortes probabilités pour que mon projet de maison d’édition indépendante de livres d’art ne soit pas « viable » : « Sur 22 étudiants, issus pour la plupart de filière littéraire, sans doute es-tu la seule à acheter des beaux-livres, m’avait-on dit alors. En dehors de la période de Noël, où règne le culte de la marchandise, il n’existe tout simplement pas de marché. »
Forcément, à 25 ans, cette lecture rationnelle n’a pas vraiment entravé mon élan.
En 10 ans, j’ai eu la chance de produire une trentaine de livres impliquant une soixantaine d’artistes, et de les faire vivre sur un marché effectivement bien plus complexe que je ne pouvais l’imaginer alors. J’ai eu le plaisir d’apprendre en profondeur un beau métier d’artisanat, de me faire accompagner par des directeurs artistiques talentueux, de participer à la vie de la petite librairie telle que j’aime à imaginer qu’elle survivra longtemps, et de contribuer à la promotion d’artistes que je respecte et que j’adore, dont une partie sont devenus des amis.
D’autres se sont montrés difficiles voire odieux, pour être honnête ! Être éditeur, c’est aussi une école de patience et de persévérance dans le champ des relations humaines.
Bien sûr, j’ai dû mettre également à l’épreuve mes capacités d’adaptation, pour ne pas dire d’improvisation, pour que les choses existent :
• Dompter les rouages de l’administration pour repousser au plus tard possible l’échéance redoutée de mes allocations chômage – c’est que construire une maison d’édition, aussi petite soit-elle, prend du temps ;
• Stocker façon Tetris des cartons de livres dans mon appartement — 1 pièce à l’époque, 2 aujourd’hui — le ratio espace/cartons s’étant stabilisé autour d’un équilibre vital [et je ne parle pas des différents espaces de stockage entre lesquels je jongle – ma cave bien sûr, mais aussi un parking à Montreuil, un bout de hangar à la Courneuve, un co-stockage à Saint-Ouen] ;
• Pratiquer à marche forcée l’autodiffusion pendant mes 4 premières années d’activité, délivrant mes livres sous la forme d’une multitude de « dépôts » dont j’ai dû me résigner à perdre progressivement la trace ;
• Explorer la carte aux trésors des financements publics pour tenter de rassembler assidument les budgets requis pour mener les projets – à de sources taries pour ne pas dire réduites à peau de chagrin.
Car c’est bien à ce prix que les projets peuvent exister ! En effet, seule une toute petite minorité des projets d’édition photographique indépendants peuvent réellement compter aujourd’hui sur leurs ventes en librairies pour amortir leurs coûts de production. Dans le cas des Éditions Hartpon, un projet sur 7/8 environ trouve ainsi son équilibre au sein d’un schéma dit « classique ». Un « équilibre » qui repose sur des revenus réduits a minima pour l’ensemble des personnes impliquées, et sur la nécessité en ce qui me concerne d’avoir recours à une activité professionnelle parallèle (« alimentaire » dirait-on).
La plupart de mes interlocuteurs (artistes, graphistes, stagiaires, amis…), aussi impliqués soient-ils à mes côtés, n’ont qu’une très vague idée de cette réalité — qui est difficile à admettre, je le concède. C’est pourquoi je m’efforce de faire « œuvre » de pédagogie.
Deux de mes collègues éditeurs (bien plus expérimentés que moi) m’ont récemment confirmé la réduction drastique des tirages de l’édition photographique : une monographie tirée à 2000 exemplaires dans les années 90 (époque que je n’ai pas connue en tant qu’éditrice) voit aujourd’hui son tirage ramené à 400 ou 600 exemplaires.
Quand j’évoque avec eux la difficulté de payer correctement mes collaborateurs (à commencer par les indispensables graphistes et photograveurs qui font en grande partie la qualité de mes livres), la réponse est tranchante : « Je réalise le plus souvent les maquettes moi-même : il n’y a plus la place dans le business model pour intégrer de tels postes de dépenses. »
Je ne fais même pas mention des relecteurs ou traducteurs auxquels on ne fait déjà presque plus appel par manque de moyens depuis bien longtemps.
Je ne peux alors m’empêcher de repenser à la tribune prophétique d’André Schiffrin publiée dans Le Monde en 2012, intitulée « L’édition de qualité mise en danger par les conglomérats – Le profit néglige le lecteur ».
Soyons pragmatiques : l’éditeur indépendant récupère 40 % environ du prix de vente d’un ouvrage écoulé en librairies — soit à titre d’exemple 14 € pour un livre vendu à 35 €, et tiré approximativement à 600/800 exemplaires. Je vous laisse faire un rapide produit en croix pour vous représenter la non-viabilité de l’autofinancement pour un éditeur indépendant sur le segment d’activité qui est le nôtre.
Alors, un tout petit peu plus résignée aujourd’hui quand même que 10 ans auparavant, je commence à admettre : « Ah, oui, ok. Il n’existe pas réellement de marché. »
Il faut garder la foi chevillée au corps face au désengagement des pouvoirs publics, qui ont pour leur part quasiment renoncé à soutenir l’activité du secteur — en tout cas à une mesure réellement significative permettant une diversité de la production.
Depuis quelques années, et plus encore dans le contexte actuel d’épidémie de Covid-19, l’État fait le Sacro-Saint choix d’orienter une très grande majorité de ses soutiens dans « l’innovation » et dans ce que l’on appelle désormais, pour la culture, l’« industrie des contenus culturels ». (À titre indicatif, le gouvernement français a injecté dès le début de la crise sanitaire liée au Covid-19 un budget de 4 milliards d’euros à destination des startups). Et les quelque 25 millions d’aides distribués par le Centre national du Livre chaque année ne concernent pas les éditeurs de livres photos.
Ainsi, l’une des plus belles innovations de l’histoire de l’humanité serait sur le point de devenir obsolète. Pas assez « bankable » au sein d’un modèle de société où la « fusion » recherchée est avant tout d’ordre économique. Pas humaine.
Et je me dis que si j’avais 25 ans aujourd’hui, je ne trouverais sans doute pas les aides nécessaires au lancement de ma maison d’édition. Est-ce à dire que l’éditeur indépendant a désormais rejoint le cercle des « espèces en voie de disparition » ?
Je ne peux m’y résoudre quand je vois les ouvrages magnifiques et singuliers que trouvent encore l’énergie de produire les éditeurs, jeunes et moins jeunes, réunis notamment au sein du collectif France PhotoBook — chevronnés, passionnés, « obsédés » !
C’est avec un peu toutes ces choses en tête que je tenais à profiter de cette « tribune » pour m’adresser à eux et les remercier du fond du cœur d’œuvrer avec acharnement à la continuité de l’édition photographique (et artistique) indépendante.
Par-delà ces 10 premières années, j’espère tenir la barre à vos côtés le plus longtemps possible, car il faut bien le reconnaître : vous êtes bluffants et je suis drôlement fière d’en être. »
Caroline Perreau,
créatrice et éditrice des Éditions Hartpon